Intervention de François Roque
Symposium Syringomyélie & Chiari le 27 novembre 2017 à Montrouge
COMMENT J’AI APPRIVOISE MON HANDICAP
Il y a 5 ou 6 mois, Mado m’a appelé pour me demander de venir vous dire quelques mots sur ma maladie, notre maladie, Chiari et syringomyélie : « t’es dans la pub, tu donnes des cours en faculté, prendre la parole en public t’es plutôt à l’aise, non » ? Oui, je suis dans la publicité, sauf que mon métier est de faire parler les autres, des marques, mais pas vraiment parler de moi, c’est différent. Comme on dit, les cordonniers ne sont pas forcément les mieux chaussés. Mado m’a envoyé le programme où j’ai lu le pitch de mon intervention : Comment j’ai apprivoisé mon handicap… –
En fait, je suis atteint d’une autre maladie : la procrastination. C’est une maladie professionnelle. Dans la publicité, ça se passe souvent comme ça, le client vous appelle pour un projet de campagne et vous avez généralement 3 à 4 semaines pour réfléchir. Ça ne rate pas, on se met à réfléchir 3 jours avant le rendez-vous. Le publicitaire est procrastinateur. Du coup mon intervention, je l’ai mise sous le coude. Je relisais de temps en temps le pitch : apprivoiser mon handicap ? J’ai le bras droit en cacahuète, la jambe gauche qui flanche, des douleurs dans le dos, au ventre, mais je suis bien conscient qu’il y a des personnes qui sont bien plus mal en point. Cela-dit un bras en vrac c’est pénible. Par exemple pour m’essuyer après ma douche, changer une ampoule au plafond, cuisiner ou boutonner ma chemise. En ergothérapie, on m’a proposé des aides, des outils et des machins. J’ai refusé, je préfère adopter mes propres stratégies, par exemple, je ne porte plus de chemise…
Bref, je relis le pitch : comment j’ai apprivoisé… Mado, as-tu ouvert le dico avant d’écrire apprivoiser ? Je regarde mon Larousse : rendre moins farouche, plus traitable, plus docile un animal sauvage, le domestiquer. Ce qui est bien avec les définitions, c’est qu’on vous donne une réponse avec un autre verbe, ici, domestiquer. Je regarde alors la définition de domestiquer : asservir quelqu’un, le mettre sous sa domination. Encore un verbe. Asservir : soumettre quelqu’un, quelque chose à quelque chose, les placer sous dépendance étroite. Priver quelqu’un, quelque chose de sa liberté d’action, de son indépendance. Le pitch de mon intervention deviendrait alors : comment j’ai mis sous domination mon handicap, comment je l’ai asservi, je l’ai privé de son indépendance !
Désolé, mais je n’ai rien mis sous domination, que dalle ! Au contraire ma syringomyélie, j’aimerai bien lui rendre son indépendance : « vas-y casse toi et si possible avant de partir, répares le bazar que t’as foutu chez moi en arrivant » ! Je ne vais pas vous faire de révélations. Je ne suis ni coach, ni gourou. Alors je vais juste vous dire comment je vis avec ma copine.
Ma copine Syringo m’est présentée en septembre 2000, pile pour mes 40 ans. Depuis un an, j’ai de violents picotements sur le visage lorsque j’éternue, j’ai l’impression de perdre l’équilibre en marchant et l’étrange sensation d’avoir un bandage sur l’épaule droite. Des trucs bizarres. Mon médecin me fait un examen neuro, un peu plus poussé que 3 coups de marteau, et me demande suivre des yeux son doigt et me alors trouve un nystagmus. Un nystagmus chez un adulte, c’est direct chez un neurologue. Je consulte un neurologue qui fait encore des tas de tests et me prescrit une IRM. On est en septembre, je viens d’avoir 40 ans. Je revois le neurologue avec mon IRM. Curieusement, il est presque soulagé : « Ah… vous avez une malformation de Chiari avec une syringomyélie » ! Je suis surpris et lui demande à quoi pensait-il ? Il me confesse qu’il hésitait entre sclérose en plaque, maladie de CreutzfeldtJacob ou tumeur. Je repense à la blague de Pierre Palmade : « tu préfères, à vie, avoir des dents en bois OU des jambes en mousse » ? Le neurologue m’explique que c’est un problème mécanique et qu’à problème mécanique, réponse mécanique : la neurochirurgie. En janvier 2001, on m’opère donc de la nuque. Des symptômes disparaissent ou diminuent, sauf le nystagmus. Ma maladie ne m’embête pas trop pendant 7 ou 8 ans. Tous les ans je passe mon IRM, la cavité est stationnaire. J’ai mal à la nuque, des crampes et je ne peux plus courir à cause de mon nystagmus, mais comme je n’ai jamais été sportif, je m’en accommode. Vers 2010, j’ai de plus en plus de raideurs dans mon bras droit, ma jambe gauche qui se dérobe de temps en autres quand je marche, encore plus de crampes, de la fatigue et des lumbagos monstrueux, même allongé. La seule position antalgique, c’est assis ; je passe des nuits dans un fauteuil. Comme nos maladies sont rares, pour se faire suivre ce n’est pas simple. Je vois des neurologues, prends des tas de trucs contre les douleurs. Je deviens irritable, moins patient et très pénible au boulot. La publicité est un métier rythmé par les compétitions, les dossiers urgents et des clients qui vous stressent matin, midi et soir. En 2014, j’ai des divergences de vues avec mes associés et pars de mon agence. Je décide de tout changer. J’ai 54 ans et 20 ans que je suis mon propre patron. Redevenir salarié dans une autre agence, à mon âge c’est cuit ; et pour avoir des chefs au dessus de moi ? Non. Je décide que je ne vais faire que ce qui me plait : écrire, gamberger des projets audiovisuels, je connais un peu de monde dans le secteur. J’ai la chance d’avoir droit à 3 ans de chômage et je créée alors ma petite boîte. Comme je n’ai pas besoin d’être à temps plein sur Paris, je baisse le rideau sur 30 ans de vie parisienne, direction Angers, ça me coutera 3 fois moins en loyer et a priori je respirerai mieux. La douceur angevine, comme on dit. Roule ma poule ! Roule ma poule, tu parles ! Juste 3 mois, le temps d’écrire et réaliser 3 spots pour une banque et j’ai de plus en plus mal. Mon bras droit est de plus en plus en vrac. Le nystagmus ? Il y a des jours, je me demande si je n’ai pas petit-déjeuné avec 3 verres de Jack Daniels ! Je reprends tout à zéro : nouveau neurologue, IRM et rendez-vous avec le professeur Meneï. Il me reçoit et regarde mes IRM en sifflant. Quand je sors du CHU, j’attends mon tramway un nœud à l’estomac. Pour la première fois on m’a expliqué que la pression détruit la moelle épinière. Meneï a été cash : je ne peux pas rester comme ça, vu de la taille de ma cavité, je risque de finir tétraplégique. Dans le tramway, je rumine, j’ai envie de retourner à Paris et étrangler les gens qui m’ont suivi avant. Cette pensée est stupide, parce qu’à ce compte là, je devrais étrangler tous les médecins vus depuis ma naissance. Mon Chiari ? Je suis né avec. Ma syringomyélie ? Certes, on ne l’a vue qu’en 2000, mais depuis quand était-elle formée ? 5 ans, 10 ans ? Gamin, chez le coiffeur, au bac à shampoing, j’avais déjà mal au cou. Des picotements sur le visage en toussant ? J’en avais déjà eus. Les yeux qui tournent ? Dès l’adolescence. Mon premier lumbago ? À 27 ans ! Ces épisodes étaient aléatoires, duraient peu de temps et passaient comme ils étaient venus. Je me disais, on me disait : « c’est le stress, la fatigue, t’as dû te coincer un truc ». J’ai tout testé, homéopathie, massages, hypnose, acupuncture, ostéopathie, chiropractie… Est-ce que cela m’a déglingué un peu plus ? On ne le saura jamais. C’était fait, c’est fait. Le professeur Meneï me réopère à la nuque en septembre 2015, mais sans succès car j’ai une arachnoïdite. L’alternative, pour décompresser la cavité de ma syringomyélie est la dérivation, une intervention qui comporte des risques, puisqu’on plante un drain au milieu de la moelle qui va ensuite dans le péritoine ; on installe un trop plein, comme pour un lavabo. Ça ne répare rien, ça décompresse la moelle, ça stabilise au mieux. Meneï tente avant un dérivation moins invasive en bas de la moelle, dans la queue de cheval, un geste plutôt pratiqué sur les syringomyélies traumatiques. Sans succès. Il me la retire 2 mois plus tard. Finalement, c’est le professeur Parker qui procède au geste au mois de juillet 2016.
Le rapport avec la maladie, est un très personnel. En septembre 2015, après ma nouvelle opération de la nuque, je passe un mois au centre de l’Arche au Mans, où il y a beaucoup de blessés médullaires. Je vis avec des patients en fauteuil à moteur et beaucoup passent leur temps à déconner. Je relativise. Un peu… En juillet 2016, quand le professeur Parker m’opère, le réveil est une horreur : je ne sens plus mes jambes. Ou plutôt j’ai l’impression qu’on m’a coupé au niveau du bassin et avancé les jambes de 20 cm. Quand je marche, je suis sur du coton, je sens mes pieds 20 cm devant moi. Je pleure souvent. Une infirmière me réconforte. Je me récite 10 fois par jour « non, je ne serai pas paralysé des jambes », « tu vas t’en sortir », etc. Mantra et méthode Coué, on fait ce qu’on peut.
En fait je n’ai rien apprivoisé du tout. On ne peut pas apprivoiser cette maladie. On ne peut la priver de sa liberté de nous emmerder, de nous faire du mal, de décider un jour, ton bras droit tu vas faire sans maintenant, et ta cuisse gauche, tu auras toujours l’impression que des lutins te la tripotent en permanence et quand tu s’assiéras, tu sentiras une main sous la fesse. Le matin, tu te lèveras souvent raide comme un papy et après une douche chaude, tu auras peut être le droit de te redresser. Et puis tu seras souvent constipé. Et pour ton nystagmus, c’est à vie ! Ma copine Syringo et moi sommes maintenant en couple depuis 17 ans et comme je ne peux pas divorcer, on cohabite. On ne fait même pas lit à part, et Dieu sait si j’aimerais ! Il y a des jours avec, et des jours sans. Il y a un livre dont j’aime bien le titre, mais que j’avoue n’avoir pas lu : ta deuxième vie commence quand tu comprends que tu n’en as qu’une. En 2014, quand j’ai changé de vie, c’est en fait grâce à ma copine Syringo. Avec le recul, j’ai compris que mon inconscient m’envoyait des signaux, des avertissements pour me faire « disjoncter » et envoyer tout balader. « Tu ne fais pas de sport, tu bouffes n’importe quoi, tu fais des choses qu’en principe on évite quand on a un syringomyélie, tu vois ta kiné en touriste, tu aggraves ton cas » ! En fait je ne savais pas, je ne réalisais pas. Syringo m’a poussé à changer de vie pour faire ce que j’avais envie, et m’aider ainsi à mieux vivre les aggravations qu’elle me couvait. Être libre de travailler comme je veux et quand je veux, c’est juste magique ! Travailler en free, écrire, prendre le temps. Si parfois mon corps est plus proche des 70 ans, dans ma tête, j’ai l’impression d’être revenu à 17 ans. C’est ma façon de l’emmerder ma maladie : ok, tu veux pourrir mon corps, mais dans la tête, tu ne me baiseras pas !
Je suis un fondu de cinéma. En 2015 on célèbre les 120 ans de l’invention du cinéma. En janvier, je commence un bouquin, 120 ans de cinéma, 120 films pour le sortir à Noël. Je suis opéré en septembre et passe un mois au centre de rééducation du Mans où je déprime. Un copain m’appelle pour prendre de mes nouvelles. Je lui dis que je n’ai pas le moral, que mes projets sont en sommeil et que pour mon bouquin c’est râpé, je n’arriverai pas à finir à temps. Il me répond : « qu’est-ce que tu t’en fous ? Tu l’édites l’an prochain et tu titres 200 ans de cinéma… » Bien sûr, il déconne. La nuit passe et le matin je me dis qu’il a raison ce con ! Oui, 2015 c’est les 120 ans de la première projection des frères Lumière en décembre 1895. Mais pas du cinéma. En 1895, il y avait des tas de types qui avaient déjà inventé des caméras et des appareils pour voir des photos animées. Les frères Lumières ont juste inventé un bon projecteur. Je rappelle mon pote et lui dis que je vais écrire 1891-2016 : 125 ans de cinéma, 125 films parce qu’en 1891, Thomas Edison a inventé une caméra avec du film 35 mm, oui, la pellicule qu’on utilise encore aujourd’hui, enfin plus que Tarantino ou Christopher Nolan, vu que tout est numérique maintenant. Ça m’a mis une patate, je ne vous raconte pas ! Un truc de plus à faire, en plus de mon boulot. Après l’opération de Parker, j’ai été au repos pendant 3 mois. Je me suis occupé à écrire le livre, le pré-vendre sur Ulule, un site de financement participatif et j’ai sorti ce fichu bouquin pour Noël 2016 !
Je sais que c’est facile à dire. J’ai certainement de la chance, mais je crois qu’une des façons de vivre avec la maladie, c’est d’essayer de l’oublier et de l’ignorer. M’occuper en permanence l’esprit, c’est ma méthode. Ma résilience. Je vis seul. Il y a des jours, c’est pesant, je ne vais pas vous dire le contraire, mais je suis libre. Je bosse à mon rythme, je lis, j’écoute de la musique, regarde des films, j’écris, je m’oblige à marcher en plus de 3 séances de kiné d’une heure par semaine. Je travaille par internet, Skype, je donne des cours de publicité à l’Université Catholique d’Angers et quand je suis en amphi face à mes 150 étudiants, je flotte, je n’ai plus mal. Et si quand je rentre à la maison, je suis cassé, c’est comme si j’avais fait un footing. Je suis un enfant du rock, de la pub et du cinoche. Depuis 3 ans je n’ai jamais autant écouté de musique en travaillant. Hier, j’ai donc fini de procrastiner : je me suis mis à mon Mac, démarrer l’application Deezer avec les sœurs Berthollet, puis une petite génie de la trompette, Lucienne Renaudin. Rachmaninov, Gershwin, Handel… un thé vert… et j’ai gratté ce que je pourrais vous dire aujourd’hui. Voilà comment j’apprivoise ma copine. C’est tout ce que je peux vous dire.